Vintage : « Pour les classes populaires, la seconde main ne fait pas rêver. » #158

29/03/2021

Associé à un mode de consommation conscient, vertueux et écologique, le boom de la seconde main semble illustrer l’un des aspects positifs de l’époque. Mais il n’en demeure pas moins un levier de différenciation sociale qui ne correspond pas aux aspirations des plus pauvres.

Eve Delacroix-Bastien est maîtresse de conférences à l’université Paris-Dauphine. Elle est également responsable du Master 2 en Communication Marketing. Ses recherches portent sur les consommateurs vulnérables et, d’une manière générale, sur l’impact social du marketing. Avec Florence Benoît-Moreau et Béatrice Parguel, elle publie en 2018 Les bénéfices de l’économie collaborative pour les consommateurs financièrement contraints : le cas des sites d’achat/vente de seconde main. Pour nous, elle analyse les liens entre seconde main et classe sociale.

En 2020, l’explosion du nombre de personnes en situation de précarité participe-t-elle à l’augmentation de la demande d’articles de mode de seconde main ?

EVA DELACROIX-BASTIEN : La motivation principale pour un achat de seconde main est en effet le prix, mais il ne me semble pas que ce type de consommation concerne les milieux très populaires. La seconde main ne les fait pas rêver ! Au contraire, acheter d’occasion, c’est être assimilé à un « cas soc’ ». Les personnes avec un pouvoir d’achat contraint préfèrent donc s’offrir du neuf et fréquenter des enseignes comme Kiabi ou Gémo.

Aujourd’hui, la consommation de seconde main n’a-t-elle pas perdu son côté infamant pour devenir plus désirable ?

E. D.-B. : C’est le cas pour les classes supérieures, pour lesquelles la consommation de seconde main s’est normalisée. Mais elle ne s’est pas démocratisée jusqu’en bas de la pyramide sociale, et il existe encore de nombreux freins culturels chez les plus pauvres. En revanche, le fait que des enseignes comme Kiabi ou Auchan mettent en valeur des circuits de seconde main est intéressant. La consommation de seconde main pourrait ainsi être légitimée et institutionnalisée auprès de ces catégories les plus populaires.

Quels sont les freins culturels que vous évoquez ?

E. D-B. : Lorsqu’on achète d’occasion, il arrive de se tromper, de choisir la mauvaise taille ou d’être déçu.e par la qualité du produit. Lorsque l’on est très contraint financièrement, c’est une prise de risque, et on ne peut pas se permettre ces erreurs. Acheter neuf correspond donc à une stratégie qui est de maximiser ses chances de ne pas se tromper. En fin de compte, le rapport qualité/prix est plus avantageux dans les circuits du neuf.

Certains profitent de ce boom de la mode de seconde main pour monter, parfois très jeunes, de petits business de la revente. Ces pratiques ont-elles été adoptées par les plus démunis ?

E. D-B. : Elles sont le fait de catégories de population plus privilégiées. Ce genre de business concerne des jeunes qui ont suffisamment de capital de départ pour investir. Il faut également un capital culturel important pour savoir identifier quelle pièce pourra donner lieu à une plus-value. Et aussi un confort financier important pour pouvoir se satisfaire de ne pas la revendre. De la même manière, certaines mères de famille aisées achètent des vêtements haut de gamme à leurs enfants parce qu’elles savent qu’ils ont une valeur de revente. Le prix de revient final sera équivalent au bas de gamme, mais cette stratégie nécessite d’avoir une épargne de départ importante. À l’inverse, les plus pauvres sont dans une logique de survie quotidienne. Les classes populaires vont plutôt utiliser Facebook Marketplace, en privilégiant les groupes de vente locaux. Lorsque l’on achète sur Marketplace, on a accès au profil Facebook du vendeur, on peut donc sélectionner des personnes à qui on s’identifie, procéder à de petites vérifications. Là encore, il s’agit de maximiser ses chances de ne pas se faire arnaquer.

Est-ce sur Facebook Marketplace, finalement, que se réactive « l’économie de la débrouille » qui était très caractéristique des milieux ouvriers ?

E. D-B. : Lors d’une enquête que j’ai menée auprès de femmes qui ont monté de petits business sur Facebook Marketplace, je me souviens de l’une d’entre elles qui était en situation de grande précarité : allocataire du RSA, avec trois enfants à charge de trois pères différents. Une année, elle a décidé d’investir la prime de Noël reçue de la CAF, dont le montant était de 150 euros, pour acheter un stock de petits bijoux de pacotille et les revendre sur Marketplace. Elle a réussi à doubler sa mise de départ en revendant avec une marge. Pour elle, le bénéfice était économique, avec un complément de revenu, mais aussi symbolique, puisque cette jeune femme a pu retrouver un pouvoir d’agir, une forme de contrôle sur sa vie.

Quid des boutiques de seconde main. Permettent-elles une forme de mixité sociale ?

E. D-B. : J’ai des réserves concernant l’idée du brassage social. La fréquentation d’un charity shop sera très différente selon que celui-ci se trouve dans le Marais ou à Hénin-Beaumont. Les points de vente sont situés dans des zones de chalandise qui demeurent très marquées sur les plans sociologique et économique. Et, encore une fois, l’achat d’occasion est associé à une forme de stigmatisation pour les classes populaires, qui aspirent surtout à consommer comme tout le monde.

 

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