Il régnait une bonne ambiance en ce vendredi 12 janvier 2024 à Bercy. Pourtant, c’est dans l’amphithéâtre de la salle des conférences du ministère de l’Économie que les deux présidentes, Élizabeth Ducottet et Nelly Rodi, ont annoncé pudiquement, en utilisant l’image de l’envol, la potentielle fin de R3ilab. Olivier Ducatillion, comité régional du nord de la France, a été plus cash :sans les 200000 euros jusqu’alors perçus via la DGE, pour dessiner les prospectives et ouvrir des perspectives à la filière mode, R3ilab s’arrêterait. End of story ?
R pour réseau ; 3 i pour Innovation (matériaux souples), Immatériel et Industrie ; Lab pour esprit laboratoire. Depuis 22 ans, R3ilab crée du lien entre les chefs d’entreprise du textile, de la mode et des industries créatives avec un objectif : promouvoir l’innovation. Sa force ? Échafauder des scénarios pour permettre aux industriels d’appréhender les enjeux, parer les coups et autres facteurs de changement et d’accélération.
Pour les identifier, R3ilab s’appuie sur plusieurs comités de pilotage, trois ateliers de travail (Lyon, Paris, Lille) et des interviews d’entrepreneurs positionnés sur différents points de la chaîne de valeur.
R3ilab imagine quatre scénarios plausibles pour 2030 autour des nouvelles technologies
Dans le premier scénario de ce monde d’après, nommée « l’industrie 5.0 », les entreprises devront automatiser leur work process et interfacé leurs relations extérieures par des datas intégrées dans des blockchains. Pas d’autres choix envisageables.
Autre possibilité : dans la pratique, cela ne va pas fonctionner, dû à un déficit de compétences techniques et humaines. Dans ce cas, R3ilab conseille de lever les boulets d’étranglement humains, faire évoluer les collaborateurs, avoir recours à des spécialistes pour aller chercher ailleurs les compétences.
Troisième solution : ce rêve technologique n’est pas le rêve de tous les entrepreneurs et consommateurs. Certains réclament un savoir-faire artisanal et des textiles de tradition. D’autres ne font aucun cas des avancées technologiques (comprenez numériques). Ici, pour R3ilab, il s’agit d’opérer une réflexion sur le positionnement différenciant : le client doit percevoir la plus-value technologique. Le but est de la mettre au service du client et non comme une énième prouesse.
Enfin, de « hack en bug » signerait une vulnérabilité des entreprises, impliquant un essor des besoins de cybersécurité et de sauvegarde en ligne. À moins que cela ne veuille dire une montée en autonomie du management, autrement dit une capacité à travailler sans les outils digitaux.
Quatre anticipations du futur 2030 autour de l’axe géopolitique
À l’heure où, selon R3ilab, la Chine représente 15 % du CA des plus grandes multinationales, la question de savoir si le pays va être « leader ou killer » de l’économie mondiale est posée en quatre actes.
Acte un : la fin des turbulences Covid, tout redevient comme en 2019, les flux logistiques repartent. Rien à signaler.
Acte deux : la fin du crédit facile. L’aube des prochaines élections présidentielles, en 2027, crée une zone d’incertitudes. Le futur président va-t-il renforcer le patriotisme économique dans le textile ? Les acteurs du luxe vont-ils être mis en concurrence ? Les investissements internationaux vont-ils s’effondrer à cause du ralentissement de la croissance ?
Acte trois : la guerre froide. La dernière brique de la zone de libre-échange ASEAN est posée. C’est l’apogée du soft power chinois. Les paiements se font en e-yuan sur les plateformes chinoises. Un scénario défavorable à l’ensemble des acteurs occidentaux.
Acte quatre : la guerre chaude. 75 ans après Pearl Harbour, les USA bombardent les usines d’électroniques de Taïwan, devenu chinois.
Changement climatique pour 2030 : de mal en pis ou de mal en mieux
Version une : la technologie vole au secours de l’environnement. Un plan Marshall est voté pour que les investissements soient faits pour répondre au défi climatique. Ici, le défi principal est le retour sur investissement, pour calculer le meilleur rendement environnemental.
Version deux : la sobriété choisie, le consommateur prend en charge la décarbonation, en conscientisant sa consommation. Dans ce cas de figure, les sociétés vont devoir être transparentes et développer un business model de qualité.
Version trois : la sobriété imposée, comprenez l’interdiction de certaines matières, des quotas carbone, nouvelles fibres, etc. Ce qui implique une veille H24 sur les mesures réglementaires pour anticiper les nouvelles règles.
Version quatre : le chaos climatique avec deux options, le survivalisme (chacun pour soi) ou, au contraire, le retour à une pénurie administrée qui aurait comme conséquence privations, vols de matériaux ou l’obligation, pour les entreprises, de proposer 20 % de vêtements seconde main pour pouvoir en vendre des neufs (un moindre mal). Sans doute pour éviter cette apocalypse, R3ilab suggère le couplage des cartes de crédit avec une application qui permet de vérifier son empreinte carbone (la carte est bloquée si on a dépassé son quota).
2030 ou l’évolution des modes de consommation selon R3ilab
Dans ce dernier chapitre, R3ilab explore l’évolution d’une société en archipel, en trois phases ainsi résumées. Phase un, la tyrannie des minorités : la France 2030 fonctionne en une myriade de communautés. Pour les marques, le défi est de service les unes sans s’aliéner les autres. Phase deux : différents, mais ensemble. Bien que divers dans ses modes de vie et ses valeurs, les Français versus 2030 cohabitent. Un grand bazar où tout le monde circule en mode curieux. Phase trois : le retour du commun ou, par des mesures réglementaires plus ou moins douces, le vêtement devient l’expression de retrouver du commun. C’est le revival de l’uniforme à l’école comme un élément du vivre ensemble, l’interdiction de certaines tenues et l’apogée d’une mode passe-partout, pour éviter les embrouilles.
À la suite de ces extrapolations, des invités ont été invités à réagir
Sylvie Chailloux (Tissages du Maine) ne croit pas au principe de la micro factory qui viendrait, en externe, répondre à des besoins spécifiques : « si on ne sait pas le faire en interne, comment, à l’autre bout du fil, quelqu’un va-t-il nous aider ? » et de déplorer « il n’y a pas assez de collaborations/expérimentations entre le secteur textile et la confection ».
Rodolphe Alvarez (Porcher Industries, spécialiste des textiles techniques) s’interroge sur la pertinence d’ouvrir une école en interne, le service public ne pouvant répondre aux besoins de formation spécifique. Il souligne l’importance de « conserver les expertises ». Cf. la Chine, il ne la voit pas envahir Taïwan, mais indique « le sujet, c’est de trouver une alternative possible au sourcing asiatique ». Idem pour Jean-Laurent Perrin (Perrin & Fils) qui souhaite une réindustrialisation en zones proches, un sourcing géographiquement alternatif et la mise en valeur de nouveaux territoires (comme l’Afrique).
Pour Hervé Coulombel (Royal Mer), il faut raccourcir les collections, faire reposer sa marque sur des fondamentaux, en clarifiant son storytelling (identification de sa clientèle, recentrage stratégique) : « pour résister et s’adapter, il faut être souple, utiliser les outils digitaux pour fidéliser ses clients et trouver la bonne combinaison entre durabilité et technologie moderne. »
Clap de fin de cette matinée, Yann Rivoallan, président de la Fédération Française du Prêt-à-Porter, s’est exprimé à propos de l’Intelligence Artificielle : « l’IA fait de l’intropolation. Elle ne sait pas imaginer. Tous les métiers basés sur le passé n’ont pas de sens avec l’IA, car ce que l’on peut faire en trois jours, l’IA le fait en trois secondes. La technologie rapidifie le work system, facilite les échanges entre industrie et client (web), et client entre client (réseaux sociaux).
Et d’interroger : « Que va-t-il se passer dans le futur ? Un supplément d’informations, car encore plus de contenus vont pouvoir être créés. Lequel va être performant, la question se pose. Les seuls qui s’en sortiront sont ceux qui ont des valeurs à défendre et vont pouvoir extrapoler de nouveaux segments de marché. Les stars, ce sont les créateurs. » Dans un contexte où l’imagination est souveraine, c’est à se demander pourquoi la DGE a coupé la ligne de budget de R3ilab.
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