La conférence, qui avait aussi pour intervenant Laurent Moisson le cofondateur de l’association Forces françaises de l’industrie, était modérée par Sophie Baqué, rédactrice en chef de Mind Retail. Elle devait permettre de confronter le bulldozer Shein et son modèle de production adossé à la technologie, à l’approche locale, intégrée et responsable, de la marque française qui prépare la production de son premier jean réalisé avec du coton français.
Mais de confrontation radicale il n’y eut point. Dès les premiers échanges, le ton était donné, laissant planer un léger malaise dans l’assemblée. Le chiffre d’affaires? La croissance? Les taux de retour? Les équilibres entre les zones de production? Alors que le fondateur de 1083, avec son incontournable tee-shirt rouge et son denim annonçait un chiffre d’affaires de 12 millions d’euros, concédait un taux de retour de 18%, parlait de ses objectifs, de ses coûts de confection et de sa rentabilité de 5% l’an passé, Peter Day apportait, toujours avec le sourire, un redondant: « En tant qu’entreprise privée, nous ne donnons pas de précisions sur nos chiffres. ». Tout juste a-t-il livré que Shein est rentable et que son « coeur de clientèle est identifié comme GenZ et a entre 18 et 25 ans. Mais nous voyons une forte progression chez les 30 à 45 ans notamment depuis que nous avons lancé une ligne plus haute appelée Motf. »
« Je vous plains de ne pas avoir les réponses à vos questions, Sophie, et je ne vous envie pas Peter de ne pas avoir la liberté de répondre. Je salue le professionnel », a ironisé Laurent Moisson, soulignant l’écart entre un modèle « réalisant 20 à 30 milliards de dollars de chiffre d’affaires, et une société bien plus petite qui a une philosophie de transparence. Il y a un sens et tout est fait pour répondre à ce sens. Dans le modèle de Shein, il y a une certaine opacité sans que l’on connaisse la recette de cette industrialisation très poussée qui permet d’avoir des prix très bas. Cela répond aussi à une tension sur le pouvoir d’achat. Le fait qu’il y ait une telle opacité sur les chiffres, c’est ensuite très compliqué de croire aux engagements ou aux intentions ».
Pour autant, Peter Day a apporté sa pierre à ce moment. Sur sa production, le dirigeant de la société présentée comme le troisième acteur mondial de la fast-fashion en volumes a confirmé la volonté de monter en puissance sur la régionalisation. Alors que Shein a commencé à travailler avec des ateliers en Turquie et au Brésil pour servir les marchés européens et américains, Peter Day a avancé qu »en 2024-2025: « nous allons essayer d’avoir des opérations plus locales. Je pense que notre but est de renforcer notre base de production en Turquie mais en fait la majorité de notre production reste en Chine ». Même si les deux sociétés sont nées sensiblement à la même époque, leur approche est donc aux antipodes. « Nous avons plus de demande que de capacité de production, ce qui nous permet de créer de l’emploi local. Nous avons notre site, cinq magasins et 130 revendeurs en France qu’on accepte au fur et à mesure que nous avons la capacité de les livrer. Notre approche c’est la proximité. Puisqu’on ne veut plus acheter des jeans produits au bout du monde, exporter n’a pas de sens pour nous. Ce qui ferait sens, ce serait de développer d’autres filières locales aux États-Unis, au Portugal ou encore en Éthiopie… », affirme Thomas Huriez.
Alors que Shein vend des produits en moyenne entre 7 et 20 dollars, 1083 propose ses jeans entre 100 et 130 euros. Un écart apparu d’autant plus flagrant lorsque Thomas Huriez a déployé un mètre de tissu expliquant que « pour le prix d’un produit Shein on a au mieux un morceau de coton bio tissé en France. Nous avons la coupe, le tissage l’ennoblissement et la confection qui sont faits en France, ce qui nous permet d’être Origine France Garantie ».
Du côté de Shein ce sont plusieurs milliers d’ateliers qui sont sollicités par les algorithmes du groupe afin d’optimiser le temps de production et l’organisation. Consciente des critiques, la direction de Shein met en avant ses investissements technologiques pour défendre un modèle de progrès pour l’industrie. Et Peter Day de mettre en avant de premières initiatives de recyclage des produits Shein ou de développement de la seconde main aux États-Unis.
« Même si vous faisiez tout bien. Que tout était écologique. La question est que vous savez tellement donner envie à vos consommateurs d’acheter le plus possible et le plus régulièrement possible , que la surproduction générée n’est pas tenable à l’échelle de la planète. Ce n’est pas le procès de Shein: la fast-fashion engendre cela, que ce soit H&M, Zara ou d’autres marques françaises à petit prix », a martelé le dirigeant de 1083, qui a voulu appuyer sur l’aspect éthique.
Un parallèle entre fast fashion et fast food?
« Les conséquences de la surconsommation sont si lointaines que le consommateur ne va pas être concerné. En réalité, c’est à l’État de légiférer pour dire ce qui est bien ou pas. La protection du pouvoir d’achat est souvent mise en avant pour justifier de ne pas changer le cadre. Mais si la fast fashion faisait économiser de l’argent aux Français, ces sociétés ne feraient pas ces milliards d’euros de chiffre d’affaires. Plutôt que d’acheter un seul vêtement dont il a besoin, avec la fast fashion le consommateur achète cinq vêtements pour avoir cinq fois le plaisir très éphémère de l’achat. Mais cela nous coûte cher économiquement, environnementalement et au niveau sanitaire. La fast fashion, c’est comme le fast food. Comme la consommation d’un hamburger, stimulée avec l’ajout de sucre, la mode est stimulée par la promotion. Le résultat c’est la surconsommation, la surproduction, le pillage des réserves de la planète et l’appauvrissement des populations des régions riches et l’asservissement des populations des régions pauvres. Le consommateur peut agir mais a des moyens limités par rapport à ce que peuvent faire les entreprises et les mesures que devraient appliquer les gouvernants », a rappelé Thomas Huriez sous les applaudissement d’une partie de la salle.
« Je crois que les parallèles entre l’habillement et les addictions sont un peu injustes, a estimé Peter Day. Nous devons tous nous habiller et aujourd’hui la plupart du sourcing des matières se fait dans de nombreux pays. Et pour beaucoup de marques il est difficile de tout maîtriser. Je crois qu’il est important de transformer les matières et la supplychain et nous avançons pour participer à ces changements.. La différence c’est que quand beaucoup se focalisent sur la livraison de produits, nous sommes focalisés sur la demande. Nous avons des séries de 100 à 200 pièces par produit. Et cela a réduit radicalement les excès de stocks et les pertes. Quand vous parlez de surproduction, nous pensons pouvoir contribuer à apporter des solutions. Nous n’avons pas ce problème de création de surstocks et de déchets auquel vous nous associez ».
« Néanmoins, quand on produit à la demande il n’y a pas de surstocks, s’est empressé de répondre le patron de la marque française. Or sur votre site il y a une incohérence: il n’y a que des promotions! Soit ces promotions sont fausses pour stimuler la consommation. Soit vous avez des stocks à écouler et vous ne produisez pas à la demande. ».
« L’un des outils que nous utilisons est la technologie d’engagement de l’audience. C’est un outil de gamification et nos clients sont très réceptifs. Mais vous avez raison, nous sommes une entreprise, nous essayons de vendre nos produits à nos clients mais nous voulons les encourager à nous dire ce qu’ils pensent vouloir porter. Nous n’avons pas la capacité de créer une expérience boutique, nous devons engager le consommateur différemment en ligne. Et nous connaissons le succès. Il y a des échanges sur comment devenir une marque plus responsable et nous devons apprendre comment faire mieux. ».
Une déclaration d’intention qui a laissé l’auditoire de la Paris Retail Week pour le moins dubitatif, tout comme les réponses convenues sur le contrôle de qualité sanitaire des produits ou le fait que Shein n’ait pas d’activité dans le Xinjiang, région d’origine de la minorité Ouïghours durement réprimée et fréquemment victime de travail forcé en Chine.
« C’est toute la portée de ce type de confrontation et c’est intéressant que Shein accepte de participer, estimait Thomas Huriez au terme du débat, alors que l’équipe de Shein déclinait un échange avec plusieurs journalistes. Cela permet de les mettre face à leurs contradictions et de sensibiliser le public sur ces modèles. Mais le chemin est encore long avant de voir un cadre se mettre en place pour interdire des pratiques qu’on s’interdit d’avoir en Europe. ».
Toutefois, concernant Shein, un horizon plus transparent pourrait se dégager dans les prochains mois. La société, aujourd’hui installée à Singapour, ne cache plus son ambition d’entrer en bourse. Un projet majeur, qui explique aussi la retenue de Peter Day, mais qui nécessairement engagera l’entreprise à beaucoup plus de communication chiffrée et d’engagements concrets qu’aujourd’hui.
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