Et si nous avions atteint le peak stuff sans nous en rendre compte ? Cette notion est la transposition du célèbre peak oil à la consommation d’objets. Ce point aurait été atteint en Europe il y a déjà quelques années, et nous serions sur la pente douce de la sobriété matérielle à cause de facteurs structurels (vieillissement, saturation, etc.) se cumulant avec un rejet croissant de l’hyperaccumulation matérielle par les consommateurs. Voilà ce que nous dit Cécile Désaunay, directrice d’études chez Futuribles, dans son très stimulant essai La société de déconsommation, la révolution du vivre mieux en consommant moins ? (Gallimard, Manifesto, 2021), en librairie ce jeudi 25 février.
Usbek & Rica : Partons d’un paradoxe. On a aujourd’hui l’impression d’être dans une société de « consobésité », avec l’explosion des ventes de bien futiles ou à l’impact écologique désastreux, comme les SUV. Pourtant, vous expliquez dans votre livre que la diète de consommation a déjà commencé et que le peak stuff est derrière nous. Pourquoi n’avons-nous rien vu ?
Cécile Désaunay : La notion de peak stuff n’est pas de moi, il s’agit de la théorie d’un chercheur anglais, Chris Goodall. En s’appuyant sur divers indicateurs précis, il remettait en cause le dogme de l’augmentation infinie de la consommation. Cela nous a interpellé chez Futuribles, au point que nous avons fait notre propre étude, en 2013–2014. Nous avions alors constaté qu’effectivement des postes de consommation stagnaient, voire diminuaient : la viande et le papier, mais aussi l’automobile. Pour autant, nous compensons plus que nous ne réduisons. Nous mangeons moins de viande, mais plus de poisson et de yaourts, consommons moins de papier mais plus de métaux rares pour nos ordinateurs… Le tableau est donc à nuancer.
En revanche, il y a des facteurs structurants et irréversibles de stagnation, voire de baisse de la consommation. Le principal est le vieillissement de la population : plus on vieillit, moins on consomme. D’abord, parce qu’on possède déjà beaucoup de biens, qu’on perd en sociabilité et donc qu’on a moins besoin d’acheter (par exemple des vêtements). Ensuite, les personnes âgées mangent beaucoup moins de viande : elles pèsent bien plus dans la déconsommation de viande que les vegans !
Enfin, nous sommes tellement équipés dans les sociétés européennes que nous sommes partout à saturation. Ce d’autant que certains nouveaux équipements sont polyvalents, ainsi de votre téléphone qui remplace souvent l’appareil photo. Seule l’obsolescence programmée stimule et relance encore le besoin d’achat…
De là à faire de l’obsolescence programmée la seule forme de salut encore viable de la société de consommation…
C’est une question compliquée car nous sommes, collectivement, tenus par la consommation comme mode de production de nos richesses. Chacun est confronté à ce dilemme : comment je continue à faire marcher la mécanique de renouvellement qui crée de la richesse et des emplois, mais qui m’apporte de moins en moins de satisfaction et dont l’impact environnemental devient oppressant ? Les consommateurs ont en tout cas leur part de responsabilité dans la dimension psychologique de l’obsolescence programmée : 90% des anciens smartphones qui sont remplacés en France fonctionnent encore. En revanche, les entreprises sont seules fautives de l’obsolescence d’incompatibilité (dénoncée par des associations comme HOP), lorsqu’elles commercialisent des équipements qui sont délibérément conçus pour tomber en panne, comme des imprimantes…
« Les licornes ne réenchanteront pas la consommation », écrivez-vous, en référence à ce terme qui qualifie ces femmes partageant des conseils et astuces pour consommer de façon plus écologique.
Les licornes, ce sont toutes ces personnes qui tentent de réduire le poids financier et écologique de leur consommation. Donc elles prônent plutôt le consommer « mieux » que le consommer « plus », elles cherchent à réduire leur dépendance envers la consommation. Et la tâche peut s’avérer ardue, d’où le possible désenchantement ! Elles symbolisent donc bien la crise actuelle de la société de consommation : aujourd’hui, plus aucun poste de consommation n’augmente durablement en France.
Prenez les vêtements, le marché est en chute libre de façon irréversible et accélérée par le Covid : nous avons simplement trop de vêtements dans nos armoires. Idem pour les meubles et autres gros équipements électroménagers, nous sommes suréquipés. La seule dépense de consommation qui augmente, c’est le logement. Car il occupe de plus en plus de place et qu’on y passe de plus en plus de temps. On le dit trop peu, mais nous sommes dans une société d’inactifs (retraités, étudiants, chômeurs, mères au foyer, etc). Les gens passent beaucoup de temps dans leur logement ; et la crise actuelle n’a fait qu’accentuer cette tendance, notamment en ramenant aussi de plus en plus d’actifs chez eux. Ce qui signifie que les inégalités en matière de logements vont être encore plus intolérables à l’avenir…
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