Le fondateur de Patagonia laisse son entreprise à Dame Nature, sans cession ni introduction en Bourse #501

15/09/2022

Les dividendes de l’entreprise de vêtements de plein air fondée par Yvon Chouinard financeront désormais les actions destinées à lutter contre le réchauffement climatique, à hauteur de 100 millions de dollars par an.

Yvon Chouinard a toujours été un entrepreneur atypique. Il le sera jusque dans sa succession. A 83 ans, le fondateur de la marque américaine de vêtements de plein air Patagonia a annoncé, mercredi 14 septembre, avoir transmis 100 % du capital de son entreprise et de ses droits de vote à deux structures chargées de « protéger la planète », mission endossée par la société depuis 2018.

Dans une lettre adressée à ses 3 650 salariés, celui qui « n’a jamais voulu être un homme d’affaires » proclame que « la Terre est désormais le seul et unique actionnaire de Patagonia ». Pour lui succéder au capital, ce militant écologiste convaincu a imaginé son propre modèle, en écartant l’option d’une vente suivie d’une donation de l’argent ainsi récolté, ou le projet d’une introduction en Bourse. A ses yeux, la première solution n’offrait pas la garantie « que le nouveau propriétaire maintienne [ses]valeurs et conserve les salariés employés partout dans le monde ».

La seconde aurait été un « désastre », puisque, selon lui, « toute société cotée, en dépit de ses bonnes résolutions, est soumise à la pression de créer des gains à court terme ». Dès lors, il lui a fallu emprunter une autre voie. Le capital de l’entreprise, dont les ventes annuelles excèdent 1 milliard de dollars (993 millions d’euros), est désormais détenu à hauteur de 98 % par le Hold Fast Collective et de 2 % par le Patagonia Purpose Trust. La première structure récolte les dividendes attachés à ses actions. La seconde, qui dispose de 100 % des droits de vote, décide de leur allocation.

Composé de membres du conseil d’administration, et bientôt d’experts et de conseillers, le Patagonia Purpose Trust a la « charge de veiller au bon respect des intentions de son fondateur et de continuer à démontrer (…) que le capitalisme peut œuvrer pour la planète », précise l’entreprise par communiqué. A ce titre, il décidera des montants de dividendes alloués aux investissements de l’entreprise. Le reste sera entièrement distribué à des associations « qui luttent contre la crise du climat ».

Modèle en matière de responsabilité sociale et environnementale

Patagonia est une entreprise jugée pionnière par tous ceux qui militent en faveur de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des sociétés. La marque est née de la passion ancienne de M. Chouinard pour l’escalade, notamment dans le parc national de Yosemite (Californie). Dans les années 1950, l’Américain fabrique d’abord ses propres pitons en acier et, à l’arrière de sa voiture, les vend aux grimpeurs afin de financer son loisir.

En 1965, avec un ami, Tom Frost, il crée Chouinard Equipment, pour fabriquer des pitons à marteler, avant de se raviser et de leur préférer des cales, moins intrusives dans les fissures des parois. De retour d’un voyage en Ecosse, il adopte le polo de rugby pour ses séances de grimpe, puis en importe pour les vendre. En 1972, la société devient Patagonia, en souvenir d’un voyage de M. Chouinard en Amérique du Sud. Le catalogue s’étoffe de capes de pluie, de sacs, de mitaines et de bonnets.

Dans la foulée, M. Chouinard et sa femme, Malinda, mettent au point un pull en velours synthétique, chaud, souple et isolant. Cela marque le début de la maille polaire portée sur un sous-vêtement thermique, mode vestimentaire standard aujourd’hui dans les magasins de sport.

En 2002, M. Chouinard a cofondé 1 % for the Planet, une fédération d’entreprises qui s’engagent à reverser 1 % de leur chiffre d’affaires annuel à des associations environnementales

S’ensuit alors une période de forte croissance jusqu’en 1991, date à laquelle les banquiers de Patagonia imposent à M. Chouinard de supprimer 20 % des effectifs de sa société. Celle-ci s’exécute puis se relance, notamment grâce à des vêtements fabriqués dans un fil de polyester obtenu à partir de bouteilles de plastique usagées. Elle s’illustre au niveau local, en soutenant une association opposée au projet de barrage d’une rivière proche de son siège social, à Ventura.

Depuis, Patagonia fait figure de modèle en matière de RSE. Depuis 1985, la firme reverse une partie de ses bénéfices à des associations caritatives. En 2002, M. Chouinard a cofondé 1 % for the Planet, une fédération d’entreprises qui s’engagent à reverser 1 % de leur chiffre d’affaires annuel à des associations environnementales. La société a également été l’une des premières firmes américaines certifiées B Corp, en 2011, cinq ans après le lancement, aux Etats-Unis, de ce label qui certifie des entreprises ayant un impact sociétal et environnemental positif. En 2018, la marque a, d’ailleurs, modifié sa mission, avec pour mot d’ordre : « We’re in business to save our home planet » (« nous sommes dans les affaires pour sauver notre planète mère »).

« Du jamais-vu aux Etats-Unis pour une entreprise de cette taille »

Cependant, rappelle M. Chouinard dans sa lettre, « bien que nous fassions de notre mieux pour lutter contre la crise climatique, ce n’est pas assez ». Grâce à cette opération, le fondateur espère décupler son soutien à des ONG du secteur. Car, juge-t-il, il « faut davantage de moyens pour lutter (…) tout en préservant les valeurs de l’entreprise ». En un demi-siècle d’existence, la marque assure avoir distribué 150 millions de dollars à des actions en faveur du climat. Cette fois, le montant susceptible de leur être alloué pourrait atteindre « 100 millions de dollars par an ».

« C’est du jamais-vu aux Etats-Unis pour une entreprise de cette taille », assure au Monde la biologiste américaine Ayana Elizabeth Johnson, membre du conseil depuis 2021. A l’en croire, les deux enfants du couple Chouinard, Claire et Fletcher, qui exercent respectivement les fonctions de directrice artistique et de designer au sein de Patagonia, seraient « pleinement » en accord avec la décision de leur père, dont la fortune est estimée à 1,2 milliard de dollars par le magazine Forbes.

« Patagonia serait alors l’un des premiers argentiers de la cause environnementale aux Etats-Unis », affirme Mme Johnson. Ces fonds pourraient financer des « associations locales », mais aussi des « actions en faveur de la protection des écosystèmes, de l’agriculture régénérative ou du changement de politique en faveur du climat ». Le champ d’action de la compagnie n’est pas encore défini. Toutefois, elle entend « changer la donne grâce à ce nouveau modèle » et « faire comprendre à d’autres entreprises qu’il est possible d’agir pour le climat au-delà d’une allocation de 1 % de leurs revenus à des causes environnementales », poursuit la biologiste.

Relocaliser sa production à proximité des cimes, des plages et des forêts dont raffolent ses admirateurs n’est toutefois pas à l’ordre du jour. La marque, que ses détracteurs surnomment « Patagucci », en référence à ses prix élevés, fabrique majoritairement ses articles chez des sous-traitants en Asie, notamment en Chine, où, en 2021, elle a renoncé à s’approvisionner en coton après avoir été éclaboussée par le scandale du travail forcé au Xinjiang. Ses fournisseurs œuvrent aussi en Thaïlande et au Vietnam. Des pays à faible coût de main-d’œuvre, où la firme assure rémunérer le personnel à des salaires au-dessus des normes locales, mais au prix d’un bilan carbone avéré.

Le Monde