Friperie du monde, le Ghana croule sous nos vêtements #603

28/11/2022

Beaucoup des vêtements donnés en bennes sont inutilisables, faute de qualité. Ils finissent souvent en Afrique, notamment au Ghana. Une pollution dénoncée par des Ghanéens, réunis à Paris.

Daniel Mawuli Quist n’a pas la langue dans sa poche. Cet élégant Ghanéen portant lunettes de soleil, petits diamants aux oreilles et mitaines noires dévoilant ses nombreuses bagues, est un entrepreneur du recyclage de vêtements. Il travaille au marché de Kantamanto à Accra, la capitale du pays, considéré comme la « poubelle des textiles du monde ». Accompagné d’une quinzaine de collègues et de la fondation Or, qui lutte contre les méfaits de l’industrie du textile dans ce pays, il est venu à Paris pour dénoncer les dérives de l’économie circulaire du textile.

En effet, sur l’ensemble des habits usagés envoyé au Ghana, près de 40 % finissent dans les décharges ou dans la mer. « Nous ne sommes pas ici de gaieté de cœur, mais pour réveiller les consciences et faire comprendre aux gens du Nord que leurs habitudes de consommation délétères ont des conséquences », explique à Reporterre Daniel Mawuli Quist.

« Les vêtements sont de trop mauvaise qualité »

Pour comprendre sa colère, il faut se plonger dans les bennes de collecte où l’on dépose nos vêtements. On croit leur donner une seconde vie. On imagine qu’ils seront à nouveau portés ou recyclés. Pourtant, 95 % sont exportés en Afrique pour être vendus sur des marchés comme celui de Kantamanto. Le Ghana est en effet l’un des principaux pays importateurs de vêtements de seconde main. Chaque semaine, près de 15 millions d’articles se retrouvent sur le marché de Kantamanto, où travaillent près de 30 000 personnes. La plupart proviennent des États-Unis ou de la Corée du Sud ; la France [1], elle, y exporte 510 tonnes chaque année [2].

Mais la plupart des robes, pantalons ou T-shirts qui traversent la Méditerranée sont inexploitables, comme l’explique Kwaku Mensah, qui travaille au marché de Kantamanto. Il achète de grosses balles de vêtements importés pour revendre ceux encore en bon état. Un business qui n’est plus rentable. « On ne sait jamais ce qu’on va trouver à l’intérieur des balles. Parfois, 70 % de la marchandise est inutilisable et c’est de pire en pire », explique ce père de trois enfants.

À ses côtés, David Adams, dont la famille travaille dans le secteur depuis cinquante ans, constate amèrement la dégradation de la qualité des produits issus de la fast fashion. « Il y a une trentaine d’années, ce système a permis à des gens de sortir de la pauvreté. Aujourd’hui cela ne marche plus, les vêtements sont de trop mauvaise qualité. Nous avons tous des dettes à la banque. D’autant qu’il y a une inflation très forte. »

Montagnes de déchets

Pourquoi le Ghana est-il devenu la friperie du monde ? « C’est à cause du colonialisme, affirme Liz Ricketts, cofondatrice et directrice de la fondation Or. À l’époque de la domination britannique, il était obligatoire de porter des habits occidentaux pour se rendre à l’église ou à l’école. Cela a créé une demande artificielle pour ce type de vêtements. » Ces marchandises coûtant cher, les Ghanéens achetaient d’occasion.

Après l’indépendance en 1957, cette habitude est restée. Un débouché pratique pour l’industrie naissante de la fast fashion, qui s’est développée de concert avec celle des centres commerciaux. « Aux États-Unis, avec l’apparition des cartes de crédit, les gens ont acheté beaucoup de choses dont ils n’avaient pas besoin. Puis on leur a fait croire que leurs vieux vêtements pourraient servir aux gens qui vivent en Afrique, en leur disant que c’était de la charité. C’est faux », assure Branson Skinner, cofondateur de la fondation Or.

En effet, les montagnes de déchets s’accumulent dans le pays. Le système de collecte d’Accra est totalement dépassé. « Si on met beaucoup de jeans dans le camion compacteur, le système hydraulique s’abîme. On doit revenir aux anciens camions-bennes qui ne compressent rien du tout, déplore Solomon Nuetey Noi-Adzeman, le directeur du département chargé de la gestion des déchets d’Accra. Lorsqu’il pleut, le courant emporte tous les vêtements non collectés dans la mer. Quand vous allez sur nos plages, c’est terrible. Les tortues ne peuvent plus déposer les œufs sur la plage, elles ne viennent plus. »

1 000 kilos de vêtements déposés à Paris

Pour sensibiliser les consommateurs à cette vaste pollution, la fondation Or, la délégation ghanéenne et le collectif Fake Fashion ont déversé 1 000 kilos de vêtements sur le parvis de Châtelet, au cœur de Paris, jeudi 24 novembre. Une action très symbolique à la veille du Black Friday, qui vient appuyer leur travail de plaidoyer auprès de différents acteurs du secteur. Durant leur séjour en France, ils ont notamment rencontré Oxfam, Le Relais ou Emmaüs. Ils ont également eu un rendez-vous avec Léonard Brudieu, conseiller à l’économie circulaire et au déchets du ministère de la transition écologique pour réclamer une meilleure répartition des financements dédiés au recyclage du textile.

Actuellement, les producteurs doivent payer une taxe à l’éco-organisme Refashion sur le principe du « pollueur payeur ». Soit 51,1 millions d’euros en 2021 [3] pour gérer la fin de vie de nos vieux habits. Or, les fonds récoltés restent en France, alors que les vêtements eux sont exportés. « Nous avons demandé que les fonds récoltés voyagent avec les vêtements vers des communautés comme celle du marché de Kantamanto où la gestion des déchets a lieu. Nous avons demandé que ReFashion donne des financements aux vingt premiers pays vers lesquels la France exporte ses vêtements, » explique Liz Ricketts. Une requête qui n’a pas été entendue. « Nous avons été déçus par le manque d’urgence exprimé par le ministère de l’Écologie. Chaque minute où le gouvernement n’agit pas, les habitants de Kantamanto s’endettent toujours plus, les vêtements débordent dans les écosystèmes fragiles et les pays du Sud continuent de gérer un gâchis qu’ils n’ont pas contribué à créer ».

Quels que soient les efforts ou les investissements favorisant le recyclage ou le réemploi, ils ne seront pas suffisants pour mettre fin aux ravages de notre surconsommation vestimentaire et ses déchets. « La seule solution pour s’en sortir, c’est que l’industrie de la mode accepte de produire moins », conclut Liz Ricketts.

Reporterre